Face B - Travaux sélectionnés

Le jeu comme facilitateur de sensegiving et de sensemaking

#doctorat #dossier #2021

J’ai entamé en 2019 une recherche-projet au sein du laboratoire Projekt, portant sur le rôle du design comme médiation sensorielle dans une situation d’apprentissage collectif en classe en histoire-géographie en 6ᵉ en France.

L'objectif de cette recherche était d'explorer le design comme levier de médiation pour rendre l’apprentissage de l’histoire-géographie (6ᵉ) plus accessible, adaptée aux divers profils d’apprentissage.

À travers une méthodologie UX mixte, et en s’appuyant sur les sciences de l'éducation, la psychologie sociale, les neurosciences cognitives, et des principes tels que l’apprentissage expérientiel et la différenciation pédagogique, l’étude a cherché à concevoir un artefact pédagogique ludique visant à renforcer la proximité cognitive, la mémorisation et l’inclusion des élèves.

Durant cette recherche-projet, j’ai effectué beaucoup de documentation, ce qui est propre au processus doctoral. Je présente ici une partie de la réflexion qui a alimenté cette étude

Comment les artefacts peuvent-ils aider à élaborer du sens ?

“... l'humain, un corps-raison-cœur-esprit (body-mind-heart-spirit) vivant dans un espace-temps, se déplaçant d'un passé, dans un présent, vers un futur, ancré dans des conditions matérielles ; mais en même temps avec une capacité présumée de produire des abstractions, des rêves, des souvenirs, des plans, des ambitions, des fantasmes, des histoires, des faux-semblants qui peuvent à la fois transcender l'espace-temps et durer au-delà de moments spécifiques dans l'espace-temps. Ce portrait du sujet humain... exige que l'on considère que les pensées et les idées, les observations et les compréhensions, mais aussi les émotions et les sentiments, les rêves et les visions, les faux-semblants et les illusions, les connexions et les déconnexions, sont autant de sources possibles de création de sens.” Brenda Dervin (2003)

(Ribarsky, Tolone, Wang, s. d.)

Du modèle mental au sensemaking et vice-versa

Selon la perspective psychologique, le sensemaking est défini comme suit : 

“"Comment les gens donnent un sens à leur expérience du monde”. La modélisation mentale –à part la créativité, la curiosité, la compréhension, et la conscience situationnelle– peut être impliquée dans ou liée à l’élaboration du sens, mais elle n’est pas le –ou du– sensemaking en soi” Klein, Moon, & Hoffman, 2006

Donc

Modélisation mentale ⊂ Sensemaking
Modélisation mentale ≠ Sensemaking

Qu’est-ce qu’un modèle mental ?

Selon Forrester (1971), nous portons une image du monde qui nous entoure, qui n'est qu'un modèle mental. Personne ne peut imaginer le monde entier. On ne dispose donc que de concepts sélectionnés, et des relations entre eux, qu’on utilise pour représenter un système, une réalité.

“La modélisation mentale –le modèle mental (mental model)– est simplement une représentation de la façon dont quelque chose fonctionne. Nous ne pouvons pas garder tous les détails du monde dans nos cerveaux, nous utilisons donc des modèles pour simplifier le complexe en morceaux compréhensibles et organisables. Que nous en soyons conscients ou non, nous utilisons ensuite ces modèles tous les jours pour penser, décider et comprendre notre monde. Bien qu'il existe des millions de modèles mentaux, certains vrais et d'autres faux, certains peuvent être utiles” Beaubien & Parrish, 2018

L'un des points de vue sur le raisonnement humain est qu'il dépend de modèles mentaux

Dans cette optique, les modèles mentaux peuvent être construits à partir de la perception, de l'imagination ou de la compréhension du discours. (Johnson-Laird, 1983)

Compréhension d’un discours → Construction d’un modèle mental → Cognition

“All models are wrong, but some are useful” Box, G. E. P.; Draper, N. R. (1987), Empirical Model-Building and Response Surfaces, John Wiley & Sons.

Un modèle mental est généralement : 

  • fondé sur des faits non quantifiables, imputables, obscurs ou incomplets

  • flexible - considérablement variable, au sens positif comme au sens négatif ;

  • un filtre d'information qui provoque une perception sélective, la perception de seulement des parties sélectionnées de l'information ; 

  • très limité, par rapport à la complexité du monde, et même lorsqu'un modèle scientifique est étendu et conforme à une certaine réalité dans la dérivation de ses conséquences logiques, il doit tenir compte de restrictions telles que la mémoire de travail, c'est-à-dire les règles sur le nombre maximum d'éléments que les gens sont capables de retenir, l'échec des principes de la logique, etc ; 

  • dépendant de sources d'information que l'on ne peut trouver nulle part ailleurs, qui sont disponibles à tout moment et peuvent être utilisées.

Le jeu comme facilitateur du sensemaking

Chez Durkheim, l’éducation détient le rôle d’institution socialisante par excellence.

Rappelons que “la socialisation peut se définir comme le processus par lequel les individus intériorisent les normes et les valeurs de la société dans laquelle ils évoluent. [...] 

Deux phases importantes sont généralement distinguées dans le processus de socialisation : 

  • La socialisation primaire qui commence dès la naissance et se prolonge durant l’enfance, et la socialisation secondaire qui se déroule ensuite, tout au long du parcours social de l’individu. 

  • La socialisation primaire est la plus déterminante puisqu’elle fournit à l’enfant ses premiers repères sociaux qui le marqueront durant toute son existence et agiront ensuite comme un “filtre” : les expériences vécues ultérieurement sont appréhendées, en effet, en référence aux premières qui ont contribué à structurer durablement les manières de penser et d’agir de l’individu” (Riutort,2013)

En outre,

Selon Dervin (2003), le sensemaking est le fait de donner du sens à des idées complexes en les mettant en pratique plutôt qu’en les étudiant de manière abstraite. Elle voit le sensemaking comme un processus d’apprentissage qui repose et dépend subjectivement de l’ensemble des connaissances, des émotions, de l’environnement, et de la somme totale des expériences antérieures de l’apprenant.

→ Le jeu pourrait être un artefact qui permet de concrétiser des notions abstraites et des phénomènes scientifiques, permettant aux enfants de mieux les saisir et d’être dans des situations d’apprentissage.

Nous faisons alors l’hypothèse que le jeu pourrait être un artefact de médiation par le fait qu’il crée une proximité cognitive où s’alignent les modèles mentaux des participants, permettant ainsi un échange, une compréhension et une production d’informations, et facilitant l’acquisition de connaissances.

Qu’est-ce que la proximité cognitive ?

Par la notion de proximité cognitive, on entend que les personnes partageant la même base de connaissances et de compétences peuvent apprendre les unes des autres (Boschma, 2004). 

Cependant, Nooteboom (2000) se réfère à deux conceptions de la cognition. 

  • L'une est la “capacité d'absorption” qui inclut “(...) les phénomènes qu'un individu peut comprendre, c'est-à- dire qu'il peut percevoir, interpréter, évaluer”. Cette capacité se rapporte aux connaissances et aux compétences que possèdent les joueurs. 

  • L'autre notion est l'apprentissage, décrit comme “l'extension de la fonction cognitive”. Autrement dit, il ne s'agit pas seulement d'accélérer la vitesse et l'efficience de l'acquisition de l'information, mais également d'étendre la portée de l'acte de cognition.

Le temps de discussion et d’échanges répond à la réaction des joueurs concernant leur expérience de jeu et les invite à réfléchir à la façon dont, individuellement ou collectivement, ils peuvent surmonter les obstacles et changer les règles de la société. 

Donc, le jeu permet une prise de conscience qui permet d'acquérir de nouvelles perspectives –lenses- de percevoir et de raisonner, de faire sens du vécu, et d’apporter du sens. Le jeu offre ainsi une mise en situation, qui produit une proximité cognitive, et devient un levier pour faire du sensemaking et du sensegiving.

Étude de cas : Les enfants font face aux inégalités sociales à travers un Monopoly - un exemple de sensemaking par le jeu

Le Monopoly des inégalités propose une version du jeu où les règles reflètent les injustices de notre société. Chaque participant incarne un personnage et découvre comment les règles varient en fonction de critères tels que le sexe, l’âge, la couleur de peau, ou la classe sociale. Le débat commence par les réactions des joueurs face aux règles inéquitables qu’ils rencontrent. Ces échanges sont enrichis par des données et des explications fournies par notre équipe. La discussion évolue ensuite vers une réflexion collective sur les actions possibles pour combattre les inégalités et créer une société plus équitable.

L'objectif de cette activité est de sensibiliser aux inégalités et discriminations, de découvrir les domaines et populations concernés, et de réfléchir ensemble aux solutions pour les réduire. Elle vise aussi à susciter l'empathie en permettant à chacun de se mettre à la place de l'autre.

Le Monopoly des inégalités est un jeu qui traite des notions abstraites pour les enfants, qu’ils ne saisissent pas encore forcément. Il les rend accessibles. Nous retrouvons ici la définition de Dervin.

Le jeu, le sensemaking et le sensegiving : conclusion

Le sensemaking consiste à créer du sens de ce qui se passe, et il permet la genèse du sensegiving, création de sens pour les autres (Desgourdes & Leroy, 2020).

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